Pas de plan B

Cette photo, prise en janvier 2010, reste inoubliable pour bien des raisons. Je venais de passer du temps aux Bahamas avec Stan Waterman, Ron et Valerie Taylor, ainsi que Douglas Seifert. Ron, Val et Douglas m’ont rejoint ensuite à Crystal River, en Floride, pour quelques jours passés auprès de ces doux géants. Ce fut la dernière fois que j’ai vu Ron, décédé en 2012. Après avoir pris des centaines de photos, cet alignement parfait entre le lamantin et la lumière du soleil s’est vraiment démarqué, comme aucune autre image. Plus tard dans l’année, cette photo a été sélectionnée parmi 50 000 participantes pour remporter le grand prix de la catégorie professionnelle au concours photo de la National Wildlife Federation.

Van Morrison a sorti son 34e album,th album, Born to Sing: No Plan B, en 2012. David Fleetham, qui cumule désormais 48 ans de carrière comme photographe sous-marin professionnel, repense à ce titre en expliquant comment la photographie sous-marine a littéralement pris toute la place dans sa vie. Aujourd’hui, il n’a plus de plan B, même si rien ne prédestinait son parcours, lui qui a grandi loin de l’océan, dans l’Ontario, au Canada.

Son meilleur ami a passé sa dernière année de lycée dans les Grenadines, et à la fin de ses études, en 1976, Fleetham a mis toutes ses économies pour le rejoindre et vivre trois mois de bohème de plongée sous-marine dans les Caraïbes. Fleetham n’avait jamais pris une seule photo — encore moins sous l’eau — mais il a décidé de se lancer. Avant de partir, il est entré dans un magasin de photo à Oakville, en Ontario, avec le rêve de rapporter des images de son séjour sur l’île. 

David Fleetham
David Fleetham

Le vendeur a essayé de le convaincre d’acheter un système amphibie Nikonos, mais il a eu l’intuition qu’un reflex à objectif unique dans un caisson étanche serait un choix plus judicieux, car cela lui permettrait de voir exactement ce que captait l’appareil photo. C’est en achetant un caisson Ikelite pour un Minolta SRT-101, ainsi qu’une paire de caissons pour les anciens flashs Honeywell Strobonar, que Fleetham a entamé une longue amitié avec Ike Brigham, le fondateur d’Ikelite, et sa famille. Une fois arrivé dans les Caraïbes, il a croisé la crème de la plongée de l’époque, dont LeRoy French à la Grenade.

Son nouveau matériel photo sous-marin n’aurait pas eu grand intérêt en Ontario. Après son escapade caribéenne, il s’est donc tourné vers l’Ouest, en Colombie-Britannique. Il s’est inscrit à l’Université de la Colombie-Britannique, mais très vite, il a plongé corps et âme dans la communauté de plongée locale grâce à un emploi chez Rowand’s Reef Dive Shop. Il gonflait les bouteilles, nettoyait l’équipement de location et travaillait les week-ends à bord de l’ Oceaner, le liveaboard (bateau de croisière) rustique du magasin.

Dans le sens des aiguilles d'une montre, à partir du haut: First Cathedral et Second Cathedral, au large de Lanai à Hawaï, comptent parmi les sites de plongée les plus renommés du comté de Maui. L’éruption volcanique à l’origine de l’île a formé d’immenses bulles de lave figées, qui n’ont jamais éclaté. Des millions d’années d’érosion ont poli ces deux gigantesques formations, en créant des structures immergées fascinantes, refuge d’une faune marine exceptionnelle. Ici, des plongeurs pénètrent l’un des nombreux passages menant à la salle centrale de Second Cathedral. • J’ai contribué tout au long de ma carrière à des agences de photos de stock, et plusieurs de mes images ont connu de beaux succès. Cette photo de tortue verte est désormais utilisée comme timbre-poste. • Plonger de nuit en pleine mer, à des kilomètres de la côte et avec le fond à des milliers de mètres, représente un des plus grands défis en photographie sous-marine. J’ai capturé ce calmar volant à dos violet au large de l’île de Yap, en Micronésie, lors de nuits passées à enchaîner les plongées, sans retrouver mon oreiller avant 3 heures du matin. À chaque plongée, nous croisions ces grands calmars — parfois quelques individus, parfois des dizaines, et une nuit, ils sont passés par milliers. Le dispositif d’éclairage attire les poissons dans la nuit, qui à leur tour attirent les calmars. Ce spécimen s’est arrêté un bref instant pour se nourrir avant de disparaître dans l’obscurité. • Trouver un sujet en plongée blackwater, c’est parfois chercher une aiguille dans une botte de foin. J’ai souvent photographié une masse indistincte en croyant avoir trouvé une nouvelle espèce, pour découvrir ensuite que ce n’était qu’une illusion. J’avais des doutes en approchant ce sujet, mais quand mes lampes l’ont éclairé, des points colorés sont apparus à l’extrémité des tentacules de cette larve véligère de gastéropode tonnoïde. J’en avais déjà vu plusieurs, mais aucune d’aussi éclatante que celle-ci. Je l’ai photographiée en pleine mer, à 2 miles (3,2 km) de l’île de Yap, là où le fond se trouve à 3 000 pieds (914 m).

Fleetham a plongé le long de la côte, armé de rouleaux de Kodachrome 25 et de son fidèle Minolta, jusqu’au jour où son appareil a été volé dans son appartement. Il a alors opté pour un Canon F1 équipé d’un viseur rapide et d’un caisson Ikelite adapté. Alors que la plupart des photographes sous-marins utilisaient à l’époque les appareils Nikonos ou des Nikon F en caisson, Chris Newbert à Kona (Hawaï) et Fleetham faisaient partie des premiers à adopter le système Canon.

Sa prochaine étape en tant que photographe sous-marin fut un poste chez Inner Space Exploration, dont la devise était « Our Business Is Going Under » (notre affaire, c’est d’aller sous l’eau). Ce fut effectivement le cas, mais pas avant que l’entreprise ne devienne le distributeur canadien des flashs et caissons Oceanic. Fleetham s’est rendu à San Leandro, en Californie, pour apprendre à réparer les flashs Oceanic 2001, à une époque où le monde de la plongée sous-marine se divisait entre les adeptes de Subsea et ceux d’Oceanic. 

Même s’il était attaché à ses racines canadiennes, l’eau froide à longueur d’année n’était pas vraiment à son goût. En 1986, il s’installe donc à Lahaina, à Maui. L’un des propriétaires canadiens de Central Pacific Divers possédait un voilier de 15 mètres (48 pieds) et cherchait quelqu’un pour vivre à bord, au mouillage, et travailler à la boutique pendant la journée. 

sunfish
Les poissons-lunes n’ont rien de logique. Quand on en aperçoit un, cette impression ne fait que se confirmer. Ils viennent sur le récif de Crystal Bay, à Nusa Penida, au large de Bali, pour une courte période au début de l’été afin de se faire nettoyer par différentes espèces de poissons, dont des poissons-anges. Certains sont recouverts de vastes colonies de parasites qu’on peut voir se déplacer sur leur hôte pour éviter les poissons nettoyeurs. Les poissons-lunes sont généralement lents, ce que je pensais être leur seule vitesse, au vu de leur forme étrange et de la disposition de leurs nageoires. Cette supposition était fausse. J’en ai vu un remonter à toute vitesse depuis 30 mètres de profondeur, jaillir hors de l’eau dans un saut spectaculaire, puis retomber avec fracas, provoquant une immense gerbe.
soft coral
On surnomme souvent les Fidji la capitale mondiale des coraux mous, et ce n’est pas sans raison. On y trouve certaines des forêts les plus denses de coraux alcyonaires, ainsi que des nuées d’anthias couleur mandarine qui illuminent les récifs. J’ai fait plusieurs séjours ici, à terre comme en croisière-plongée. Cette photo a été prise sur l’un de mes sites préférés, E6, dont le nom vient de l’ancien procédé chimique utilisé pour développer les diapositives. Le monde de la photographie a évolué, mais le nom est resté.

C’était une époque enivrante, se réveiller la nuit au son des chants de baleines à bosse résonnant à travers la coque, et descendre du pont arrière pour plonger dans 17 mètres d’eau dès qu’on en avait envie. De nombreux photographes professionnels sont passés par Maui à cette période, et Fleetham a eu l’occasion de servir de guide photo à David Doubilet et Chuck Nicklin lors de leurs projets. 

À ce moment-là, il avait déjà décroché son permis de capitaine pour piloter un bateau de six passagers et s’était lancé dans plusieurs aventures photo avec Jim Watt. Tout le monde ne connaît pas forcément Jim Watt, disparu bien trop tôt en 2007, mais c’était l’un des photographes les plus prolifiques et inventifs de son époque, un pionnier de la photo numérique et des banques d’images commerciales. 

Fleetham a été l’un des premiers à collaborer avec l’agence Sea Pics de Doug Perrine, spécialisée dans les images sous-marines, et il a aussi vendu des photos à FPG International (qui est devenue Getty Images), Tom Stack Photos, Pacific Stock et Oxford Scientific Films. Il a connu l’âge d’or de la photo de stock, et ses plus belles ventes venaient souvent du Japon. Mais le record reste une photo vendue par Oxford : 20 000 $ pour une image d’un sous-marin touristique Atlantis, parfaitement encadré dans une arche sous-marine à 36 mètres de profondeur.

Jim Watt a adopté tôt la photo numérique avec un Canon D30 de 3 mégapixels. Fleetham, lui, a attendu 2001 pour passer au Canon D60 de 6 mégapixels, dans un caisson Ikelite. À cette époque, Eric Cheng est aussi venu à Maui. C’était le premier photographe sous-marin que nous rencontrions à n’avoir jamais fait de photo sur pellicule. Il a convaincu Fleetham de la puissance du format RAW, une leçon confirmée plus tard en enseignant un stage photo à Bonaire.   

seal of approval
J’ai fait de nombreux voyages à l’île Guadalupe, au Mexique, pour photographier des grands requins blancs. Ces expéditions commençaient en Californie, et j’en profitais pour plonger quelques jours dans les forêts de kelp de la région. Marty Snyderman, Andy Sallmon et Alison Vitsky Sallmon avaient affrété un petit bateau pour nous emmener jusqu’à l’île Santa Barbara. On a passé un long week-end magique dans une eau d’une clarté exceptionnelle, entourés de ces phoques spectaculaires. Ils étaient des dizaines à nous suivre, curieux et joueurs. Ces deux-là se sont parfaitement alignés pour une photo nez à nez.

Il semble que la plupart des grands noms de la photo sous-marine aient croisé la route de Fleetham à l’époque des débuts du numérique, alors qu’ils passaient immanquablement par Maui. Neil McDaniel, figure de la plongée à Vancouver, est devenu rédacteur en chef du magazine canadien Plongeur, et Fleetham s’est lancé dans une quête de couvertures pour la publication. Il se souciait peu que ses photos paraissent en pages intérieures, mais il tenait vraiment à décrocher la une. Cette passion ne l’a jamais quitté, et il cumule aujourd’hui plus de 200 couvertures à son actif. 

À l’époque de l’argentique, il fallait absolument prendre des photos verticales pour espérer décrocher la couverture — et il fallait la réussir du premier coup. Les outils comme la fonction Content-Aware Crop de Photoshop n’existaient pas pour sauver une composition ratée. Les images devaient aussi comporter des zones libres pour insérer les titres. Fleetham parvenait à réunir toutes ces conditions à chaque plongée.

Après 38 ans passés à Maui, où il a élevé un fils et une fille, la vie de Fleetham a pris un nouveau tournant. Lors du Yap Mantafest 2023, il a été invité comme célébrité de la plongée et de la photo, et c’est là qu’il a rencontré Jennifer Ross, qui partageait clairement sa passion de plonger n’importe où, n’importe quand. Leur histoire par e-mail s’est intensifiée après qu’il a modifié son vol retour depuis Timor-Leste pour aller la voir chez elle, à Guam. 

Au fil de leur relation, ils ont dû décider où s’installer. Guam remplissait tous leurs critères. C’est leur tremplin vers la Micronésie et l’Asie-Pacifique, un choix idéal pour eux deux. Ils ont passé un mois aux Philippines pour célébrer ce nouveau chapitre de leur vie et ont rejoint le groupe des Image Makers, des photographes professionnels réunis par Marty Snyderman pour un séjour chez Atlantis Resorts. 

Lorsqu’on lui demande ce qui l’attend, Fleetham cite les légendes de la photo sous-marine: « Je veux être comme Howard [Hall] et Marty [Snyderman] et continuer tant que je le peux : voyager partout dans le monde et continuer à photographier. » 

Shark stepping on a Lego
Je ne compte plus le nombre de fois où je suis allé photographier les grands requins blancs à l’île Guadalupe, avant que le gouvernement mexicain n’interdise la plongée sur place. Avec deux cages pouvant accueillir quatre plongeurs chacune et seize personnes à bord, on alternait des sessions d’une heure dans l’eau, une heure hors de l’eau, du lever au coucher du soleil. Sur le bateau, je prenais mon objectif Canon 100-400 mm et me plaçais derrière l’un des deux membres d’équipage chargés des appâts flottants. Il est facile de prévoir quand un requin va attraper une tête de thon à la surface, mais beaucoup plus difficile d’anticiper quand il jaillira verticalement hors de l’eau. Ce comportement ressemble plus à une attaque furtive, souvent hors de vue. J’ai baissé mon objectif et raté l’instant décisif plus d’une fois, mais pas ce jour-là.
yellow-margin moray eel sheltered with slate pencil sea urchins
La réserve marine de Molokini est une structure volcanique en forme de croissant située au large de Maui, à Hawaï. J’avais déjà observé des requins gris de récif sur une station de nettoyage sur la paroi extérieure du cratère, alors j’y suis retourné pour installer une GoPro près des requins à 26 mètres de profondeur, afin d’enregistrer leur activité sans ma présence. Je suis remonté à 9 mètres et j’ai attendu 40 minutes, bercé par les chants des baleines à bosse. J’avais aussi mon reflex avec moi et j’ai trouvé cette murène à marges jaunes, abritée dans une crevasse auprès d’oursins crayons. Je l’ai photographiée pendant que ma GoPro filmait les requins en train de se faire nettoyer. Une heure sous l’eau bien remplie.
Spinner dolphins
Les dauphins long-bec se rassemblent en grand nombre dans les baies favorites des îles hawaïennes pour se reposer durant la journée. Ils gagnent le large en fin d’après-midi pour se préparer à la chasse nocturne. Ces trois dauphins, bondissant au large de Lanai, semblent particulièrement pressés d’arriver sur leur zone de chasse.

Fleetham utilise toujours du matériel Ikelite et possède aujourd’hui un Canon R5 ainsi que des flashs Ikelite DS230. Il est particulièrement enthousiaste à propos de l’automatisation de l’exposition TTL du système, qu’il estime fiable à 99 %.

Quant à un plan B, il n’en a pas vraiment besoin. Le plan A lui convient parfaitement.

magazine covers

En savoir plus

Découvrez plus d’images de David Fleetham dans une galerie photo bonus, et regardez-le parler de la photographie des grands requins blancs et de la plongée blackwater dans ces vidéos.

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

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