En novembre 2021, je faisais de la plongée sur l’épave du HMHS Letitia , dans le port d'Halifax, en Nouvelle-Écosse, l'une des provinces maritimes du Canada. Le navire-hôpital britannique, qui se trouve près d'une colonie de phoques gris, s'est échoué et a coulé en 1917 alors qu'il revenait de Liverpool, en Angleterre, avec des soldats canadiens blessés.
Quelques minutes après avoir entamé notre remontée depuis l'épave, j'ai aperçu une queue géante semblable à celle d'un thon par-dessus mon épaule, à environ 6 mètres de moi. Avant que je puisse déterminer de quel animal il s'agissait, la queue avait disparu. Quand je l'ai repérée à nouveau, nageant le long du fond, j'ai immédiatement reconnu la queue d'un grand requin blanc...avant qu'elle ne disparaisse à nouveau. J'ai agité les bras pour faire signe à mon binôme, sans quitter l'endroit des yeux.
Le requin est réapparu quelques secondes plus tard à ma droite, nous observant de plus près. Il avait fait demi-tour vers la côte, ce qui est une stratégie de chasse aux phoques pour les empêcher de fuir. Il ne faisait aucun doute qu'il s'agissait d'un grand requin blanc : la forme de sa tête, son corps massif, le pédoncule caudal large et fuselé, la queue puissante et symétrique, et sa couleur sombre sur le dos contrastant avec le blanc du ventre le distinguaient clairement du mako azur ou requin-taupe commun, similaires mais plus petits. La gueule légèrement entrouverte, ce requin de 3,4 mètres (11 pieds) est passé lentement et délibérément devant nous, avant de disparaître à nouveau.
Mon cœur battait à tout rompre. J’étais en état de choc, stupéfait d’avoir été approché par un grand blanc aussi tard dans la saison, dans le port d’Halifax. J’ai commencé à frapper ma bouteille avec ma lampe pour attirer l’attention de mon binôme, tout en gardant la tête en mouvement pour surveiller les alentours, à l'affût du requin.


Il est réapparu une troisième fois, remontant la pente et s’approchant jusqu’à la limite de ma visibilité, à environ 9 mètres. Il avait refait le même trajet, et mon binôme l'a finalement vu. Nous étions dans une eau trouble avec un grand requin blanc tenace qui avait fait trois allers-retours dans notre direction. Nous n’étions qu’à un kilomètre d’une colonie de phoques où nous avions souvent observé des cadavres de phoques gris amputés de morceaux de 9 kilos sur les flancs ou le dos. Nous avons rampé au fond jusqu’à la ligne de remontée.
L’instinct de survie s’est activé lorsque nous avons atteint l’ancre. Nous allions être vulnérables pendant la remontée et, surtout, une fois en surface avant de monter à bord. Aucun palier de sécurité : nous sommes remontés directement à la surface pour sortir le plus vite possible.
Arrivés à l’échelle, mon binôme est sorti péniblement de l’eau tandis que je restais dans l’eau, le suppliant mentalement d’accélérer. Ces quelques minutes à côté du bateau m’ont paru une éternité, dans la crainte de ressentir une pression foudroyante sur mes jambes. Enfin, je me suis hissé à bord, comme un sac de pommes de terre.
Après soixante ans à nager dans les eaux de Nouvelle-Écosse, j’avais commis l’erreur de penser qu’à la mi-novembre, il était trop tard pour croiser un grand blanc près du rivage. Cela n'aurait cependant pas dû me surprendre, car lles requins ne suivent pas un calendrier, mais des signaux environnementaux. L'eau était anormalement chaude, à 12 °C, et les phoques à proximité étaient nombreux .


Présence du grand requin blanc
À ma connaissance, il s’agissait de la toute première rencontre documentée entre un plongeur en eau libre et un grand blanc au Canada. Je savais que leur présence augmentait : j’avais déjà filmé ces requins depuis une cage avec TellTale Productions, une société de production de documentaires basée à Halifax. Nous avions parcouru la côte est de la Nouvelle-Écosse pour filmer, pour la première fois au Canada, cette espèce sous l’eau.
À notre grande surprise, il fut facile d’attirer et d’identifier 42 requins différents en quatre ans. Un jour mémorable, nous en avons observé sept, dont un juvénile de seulement 1,4 m — le plus jeune de l’année. La majorité mesurait moins de 3 mètres.
Après avoir obtenu l'autorisation fédérale en vertu de la Loi sur les espèces en péril, nous avons utilisé des têtes de thon, des drones, des perches-caméras, des caméras fixes, un sonar à large faisceau Gemini, et moi-même dans une cage, depuis un bateau ancré loin de toute activité humaine. Les premières images sous-marines de cette espèce au Canada ont été utilisées pour la couverture arrière de mon guide 2022, Maritime Marine Lifeet ont conduit à la réalisation du tout premier documentaire de Discovery USA Shark Week tourné au Canada : Grand Blanc du Nord, en 2024.


Augmentation de la population
Des recherches montrent que le facteur ayant le plus impacté les populations de grands blancs dans l’Atlantique Nord-Ouest après la Seconde Guerre mondiale fut la pêche sportive au large de la Nouvelle-Angleterre, qui a éliminé les individus les plus fertiles. Bien que cette pratique ne soit plus autorisée, mais le tort causé à une espèce à croissance lente et à longue espérance de vie est irréversible, et les estimations précises de la population restent difficiles.
En 2018, un éminent chercheur canadien a estimé la population totale de grands requins blancs de l'Atlantique Nord-Ouest à 500 individus. De récentes études de télémétrie menées par Greg Skomal, PhD, montrent une population d'au moins 800 individus près de Cape Cod, dans le Massachusetts. On peut raisonnablement estimer à plusieurs milliers le nombre de grands requins blancs dans l'ensemble de l'Atlantique Nord. Il semble que de nombreux requins effectuent une migration saisonnière vers le nord, dans les eaux canadiennes riches en phoques, allant jusqu'au golfe du Saint-Laurent et à Terre-Neuve pour se nourrir.
Coexistence entre l’homme et le requin
Des preuves suggèrent que les grands blancs possèdent un cerveau doté de récepteurs puissants et de lobes olfactifs, acoustiques et optiques très développés. Comme la plupart des requins, leur capacité à traiter l’information est limitée. Même si l’image du grand blanc comme prédateur sanguinaire s’est atténuée, il est essentiel de comprendre comment leur cerveau guide leur comportement.
Les grands requins blancs ont évolué pendant plus de 30 millions d’années en tant que prédateurs embusqués de mammifères. On ne peut pas s’attendre à ce qu’ils utilisent un centre de traitement cérébral gros comme une noix pour distinguer un plongeur d’un phoque lorsqu’ils foncent dans une eau trouble en pleine attaque. Au cours des cinq dernières années, mes observations sur le terrain — grâce à des caméras éloignées filmant des populations de requins n’ayant jamais eu de contact avec l’homme — ont montré qu’aucun individu ne réagit de la même façon face à de la nourriture. Certains requins audacieux de 3 mètres, souvent couverts de cicatrices laissées par des phoques, foncent et saisissent l’appât sans hésiter. J’en ai aussi vu d’autres, moins marqués et plus prudents, passer 20 minutes à tourner en cercles de plus en plus serrés, avant de frôler lentement l’appât et, finalement, le mordiller avec précaution
Partager, désormais et sans doute pour longtemps, la zone côtière des provinces maritimes du Canada et du nord-est des États-Unis avec les grands requins blancs représente une nouvelle réalité pour les habitants. Après une attaque grave contre un nageur en Nouvelle-Écosse en 2021 et un décès sans précédent dans le Maine en 2020, les gens tentent de mieux comprendre comment interagir avec un puissant prédateur marin dans des eaux où la prudence n’était auparavant pas nécessaire.
Avec l'abondance de nourriture dans l'Atlantique Nord et le réchauffement des eaux dans d'autres régions, les grands requins blancs sont là pour rester. Les personnes qui fréquentent l'océan (surfeurs, nageurs, kayakistes, amateurs de stand-up paddle et plongeurs) se trouvent désormais dans un environnement où les grands requins blancs sont présents. Bien que le risque de rencontre soit faible, il n'est pas exclu.
Il est essentiel d'être conscient de la situation est essentielle pour partager les eaux avec les grands requins blancs — il faut rester vigilant et réagir de manière appropriée. En plus de toutes les recommandations classiques en matière de sécurité face aux requins, il est crucial d’observer attentivement la faune marine qui vous entoure. Si les phoques adoptent un comportement inhabituel — comme grimper sur des falaises à pic pour fuir la mer, monter dans votre bateau ou sur votre planche de surf, ou encore nager dans des zones où on ne les voit pas habituellement, comme le bord de mer à l’intérieur d’une zone de vagues — il vaut mieux quitter les lieux. Il est plus prudent de rester complètement hors de l’eau si des phoques sont présents, surtout si votre équipement vous fait passer pour l'un d'entre eux. Trouver ces zones plus sûres est un défi majeur dans les eaux troubles des Maritimes canadiennes, où vivent des milliers de phoques gris.Trouver des zones plus sûres constitue un véritable défi dans les eaux troubles des provinces maritimes canadiennes, où vivent des milliers de phoques gris.
En lisant récemment le récit d’un plongeur chevronné vivant un moment inoubliable — sa joie d’avoir aperçu un grand requin blanc lors d’une plongée près de l’île de Santa Catalina, en Californie — j’aurais aimé partager son enthousiasme émerveillé. La description poétique qu’il faisait de la présence du requin mettait en valeur sa beauté à la fois élégante et mortelle, glissant tel un fantôme dans les eaux.
La réalité de ma rencontre, c’est que je me suis senti traqué comme jamais auparavant, malgré des centaines de rencontres avec des requins au cours de 47 années de recherche, plus de 50 documentaires sous-marins et plus de 3 000 plongées.. Je n'étais pas préparé mentalement à cette rencontre en ce début d'hiver, mais les changements dans notre écosystème signifient que nous devrons nous attendre à voir des grands requins blancs là où nous ne les avons jamais vus auparavant.
En savoir plus
Apprenez-en davantage sur le Grand Blanc du Nord dans ces vidéos.
© Alert Diver – Q1 2025